LE LIVRE DES MILLE ET UNE NUITS
LES LUCARNES DU SAVOIR ET DE L'HISTOIRE
ISHAK DE MOSSOUL ET L'AIR NOUVEAU
Entre les divers écrits qui nous sont parvenus de la main du musicien-chanteur Ishâk ben Ibrahim, de Mossoul, est celui-ci. Ishâk dit : J’entrai, un jour, selon mon habitude, chez l’émir des Croyants Haroun Al-Rachid, et je le trouvai assis en compagnie de son vizir El-Fadl et d’un cheikh du Hedjaz, lequel avait une fort belle physionomie et un extérieur empreint de noblesse et de gravité. Et, après les salams de part et d’autre, je me penchai discrètement vers le vizir El-Fadl, et lui demandai le nom de ce cheikh hedjazien qui me plaisait et que je n’avais jamais vu. Il me répondit : « C’est le petit-fils du vieux poète musicien et chanteur du Heduaz, Maâbad, dont tu connais la renommée » Et, comme je me montrais satisfait de connaitre le petit-fils de ce vieux Maâbad que j’avais tant admiré dans ma jeunesse, El-Fadl me dit à l’oreille : « O Ishâk, le cheikh du Hedjaz que voici, si tu te montres aimable à son égard, te fera connaître et même te chantera toutes les compositions de son grand-père. Il est accueillant, et il est doué d’une fort belle voix. »
Alors moi, voulant expérimenter sa méthode et me remettre en mémoire les chants anciens qui avaient enchanté mes jeunes années, je me montrai plein de prévenances pour le Hedjazien ; et , après une amicale causerie sur différentes choses, je lui dis : « O très noble cheikh, peux-tu, je te prie, me rappeler combien de chants a composés ton grand-père, l’illustre Maâbad, honneur du Hedjaz ? « Et il me répondit : « Soixante, pas un de plus, pas un de moins ! » Et je lui demandai : « Serait-ce peser trop lourdement sur ta patience que de te prier de me dire quel est, de ces soixante chants, celui que tu aimes le mieux, soit à cause de sa mesure, soit pour d’autres motifs ? » Et il me répondit : « Sans conteste, et à tous égards, c’est le chant quarante-troisième qui commence par ce vers :
« O beauté du cou de ma Molaïkah ! ma Molaïka à la belle poitrine ! «
Et, comme si la simple récitation de ce vers avait eu la vertu d’exciter en lui l’inspiration, il prit soudain le luth de ma main, et, après un très léger prélude d’accords, il chanta la cantilène en question d’une voix merveilleuse, et rendit le sentiment de cette musique nouvelle et science avec un art, un charme, une grâce et une émotion inexprimables. Et, de l’entendre, je tressaillais de plaisir, j’étais ébloui, hors de moi, à la limite de l’enthousiasme. Et, comme j’étais sûr de ma facilité à retenir les airs nouveaux, quelque compliqués qu’ils fussent, je ne voulus pas répéter immédiatement devant le cheikh hedjazien la cantilène délicieuse et si neuve pour moi qu’il venait de ma faire entendre. Et je me contentai de le remercier. Et il retourna à Médine, son pays, tandis que je sortais du palais, ivre de cette mélodie….
Et, en rentrant chez moi, je pris mon luth, qui était suspendu au mur, et j’en agençai, j’en harmonisai les cordes et les polis dans les plus petits détails. Mais, par Allah ! quand je voulus répéter la musique de cet air hedjazien qui m’avait tant ému, je ne pus parvenir à me rappeler la moindre note ni à me souvenir même du mode sur lequel il avait été chanté, moi qui d’ordinaire retenais des cantilènes de cent couplets pour les avoir entendues d’une oreille à peine attentive. Mais cette fois un voile de coton impénétrable était tombé entre ma mémoire et cette musique, et, malgré tous mes efforts de rappel, je ne pus répéter ce qui me tenait tant à cœur.
Et depuis lors, jour et nuit, je m’évertuai à exciter ma mémoire sur cette musique, mais sans plus de résultat. Et, de désespoir, je renonçai à mon luth et à mes leçons et me mis à parcourir Bagdad, puis Moussoul, et Bassrah, puis tout l’Irak, en demandant cette musique et ce chant à tous les plus vieux chanteurs et à toutes les plus anciennes chanteuses ; mais je ne réussis à rencontrer personne qui en connût l’air ou qui me renseignât sur le moyen de le retrouver.
Alors, voyant que toutes mes recherches étaient inutiles, je résolus pour me délivrer de cette obsession, de faire, à travers le désert, le voyage de Hedjaz, pour aller à Médine retrouver le cheikh hedjazien, et le prier de me chanter encore une fois à la cantilène de son grand-ère. Et lorsque je pris cette résolution, je me trouvais à Bassrah, me ramenant sur le bord du fleuve. Et voici que je fus accosté par deux jeunes femmes vêtues d’habits discrets et riches, et paraissant être des femmes de haut rang. Et elle saisirent la bride de mon âne et l’arrêtèrent, en me saluant.
Et moi, fort ennuyé et ne pensant qu’à ma cantilène hedjazienne, je leur dis d’un ton péremptoire : « Laissez ! laissez ! » Et je voulus reprendre la bride de mon âne. Mais voici que l’une d’elles, sans soulever son voile de visage, me sourit d’en dessous, et me dit : « Eh bien, ô Ishâk, où en est maintenant ta passion pour la belle cantilène de Maâbad le Hedjazien : O beauté du cou de ma Molaïkah ! Et as-tu cessé de courir le monde à sa recherche ?
Et elle ajouta, avant que j’eusse le temps de revenir de ma surprise : « O Ishâk, je t’ai vu, de derrière le grillage du harem, alors qu’en présence du khalifat et d’El-Fadl, le cheikh hedjazien chantait, et que le charme de la mélodie ancienne te faisait bondir, et faisait danser les choses inanimées autour de toi. Dans quel ravissement tu étais, ô Ishâk ! Tu battais la mesure avec tes mains, en dodelinant de la tête et en te balançant doucement. Tu semblais ivre. Tu étais comme fou. »
Et moi, entendant ces paroles, je m’écriai : « Ah ! par la mémoire de mon père Ibrahim, je suis maintenant plus four que jamais de ce chant riche et beau. Ya Allah ! que ne donnerais-je pas pour l’entendre, même faussé, même tronqué ! Une note de ce chant pour dix ans de ma vie ! Voià qu’en m’en parlant, ô ma tendresse, tu viens de rallumer cruellement les feux de mes regrets et de souffler sur la braise de mon désespoir ! » Et j’ajoutai : « De grâce, laissez, laissez que je m’en aille. J’ai hâte de préparer, d’organiser mon départ immédiat pour le Hedjaz ! »
Et l’adolescente, à ces paroles, sans lâcher la bride de mon âne, se mit à rire d’un rire éclatant, et me dit : « Et si je te chantais moi-même le cantilène hedjazienne : « O beauté du cou de ma Molaïkah ! « persisterais-tu à partir pour le Hedjaz ? » Et je répondis : »Par ton père et par ta mère, ô fille des gens de bien, ne torture pas davantage quelqu’un que guette la folie ! «
Là-dessus, l’adolescente, tenant toujours la bride de mon âne, entonna soudain la cantilène de ma folie, et d’une voix et avec une méthode mille fois plus belles que n’avait chanté qu’à mi-voix ! Et, à la limite du transport et du bonheur, je sentis une grande douceur calmer mon âme torturée. Et je me précipitai à bas de mon âne, et me jetai aux pieds de l’adolescente et lui baisait les mains et le bas de la robe. Et je lui dis : »O ma maîtresse, je suis ton esclave, l’acheté de ta générosité. Veux-tu accepter mon hospitalité ? Et tu me chanteras la cantilène de Molaïkah, et je te la chanterai tout le jour, et toute la nuit. Oh ! tout le jour et toute la nuit ! » Mais elle me répondit : » O Ishâk, nous connaissons ton caractère peu agréable et ton avarice concernant tes compositions. Oui, nous savons qu’aucune de tes élèves n’a jamais reçu et appris de toi et par toi un seul chant. Ce qu’elles en savent, tu le leur as communiqué et enseigné par l’entremise d’étrangers tels qu’Alawiah, Wahdj El-Karah et Moukhârik. Mais de toi directement, ô trop jaloux Ishâk, personne n’a jamais rien appris. » Puis elle ajouta : « ‘Donc, comme je sais que tu n’es pas assez aimable pour nous traiter convenablement, inutile d’aller chez toi. Et puisque tu désires apprendre l’air de Molaïkah, pourquoi aller si loin ? Je te le chanterai volontiers jusqu’à ce que tu le retiennes. » Et moi je m’écriai : « En retour, ô fille du ciel, je verserai pour toi mon sang ! Mais qui donc es-tu ? Et quel est ton nom ? Et elle me répondit : « Une simple chanteuse d’entre des chanteuses qui comprennent ce que dit le feuillage à l’oiseau, et la brise au feuillage. Mais je suis Wahba. Celle dont parle le poète dans la cantilène qui porte mon nom. » Et elle chanta :
« O Wahba ! les délices et la joie n’habitent qu’à tes côtés.
O Wahba ! qu’elle était embaumée ta salive, que nul autre que moi n’a goûtée.
Rare comme sont rares les sources au désert, tu n’es venu qu’une seule fois m’offrir la coupe de tes lèvres.
O Wahba, n’imite pas le coq qui ne pond qu’un œuf dans sa vie. Viens parfumer la demeure.
Apporte moi le délice plus doux que le sucre, ce nectar transparent comme la lumière et plus léger que le karkafa et le khandaris. »
Et cette charmante cantilène, dont les paroles étaient du poète Farrouge, était sur un air délicat que Wahba avait elle-même composé. Et elle acheva, par ce chant, de transporter ma raison. Et je la suppliai tellement, qu’elle finit par accepter de venir chez moi, avec sa sœur. Et nous passâmes tout le jour et toute la nuit dans l’extase du chant et de la musique. Et je trouvai en elle, sans contredit, la chanteuse la plus admirable que j’eusse jamais entendue. Et son amour me pénétra jusqu’à l’âme. Et elle finit par me faire don de sa chair, comme elle m’avait fait celui de sa voix. Et elle orna ma vie pendant les années heureuses que m’octroya le Rétributeur !