Le Livre des Mille et Une Nuits
Lorsque Schahrazade eut fini de raconter cette histoire extraordinaire, le roi Schahriar tout d'un coup s'écria : " Je sens un grand ennui m'envahir l'âme, Schahrazade. Fais donc bien attention, car si cela continue je crois bien que demain matin ta tête sera d'un côté et ton corps de l'autre ! " A ces paroles, la petite Doniazade, apeurée, se blottit davantage sur le tapis, et Schahrazade, sans se troubler, répondit :
" Dans ce cas, ô Roi fortuné, je vais te raconter une ou deux petites histoires, juste de quoi passer la nuit. Après cela, Allah est l'Omniscient !
" Et le roi Schahriar demanda : " Mais comment vas-tu faire pour me
trouver une histoire à la fois courte et amusante ? " Schahrazade sourit
et dit : " Justement, ô Roi fortuné, ce sont ces histoires-là que je
connais le mieux, Je vais donc te raconter à l'instant une ou deux petites
anecdotes tirées du PARTERRE FLEURI DE L'ESPRIT et du JARDIN DE LA
GALANTERIE.
Et après cela je veux avoir la tête coupée ! "
Et aussitôt elle dit :
LE PARTERRE FLEURI DE L'ESPRIT ET LE JARDIN DE LA
GALANTERIE
Al-Rachid et le Pet
Il m'est revenu, ô Roi fortuné, que le khalifat Haroun Al-Rachid, pris d'ennui et se trouvant dans le même état d'esprit où se trouve en ce moment Ta Sérénité, sortit se promener sur la route qui va de Bagdad à Bassra, en emmenant avec lui son vizir Giafar Al-Barmaki, son échanson favori Abou-Ishak et le poète Abou-Nowas.
Pendant qu'ils se promenaient et que le khalifat avait l'oeil sombre et les lèvres fermées, un cheikh vint à passer sur la route, monté sur son âne. Alors le khalifat se tourna vers son vizir Giafar et lui dit : " Interroge ce cheikh sur son lieu de destination ! " Et Giafar, qui depuis un moment ne savait qu'inventer pour distraire le khalifat, résolut aussitôt de l'amuser aux dépens du cheikh qui allait tranquillement son chemin en laissant flotter la corde sur le cou de son âne amène. Il s'approcha donc du cheikh et lui demanda : " Pour où vas-tu comme ça, ô vénérable ? " le cheikh répondit : " Pour Bagdad en venant par Bassra, mon pays ! " Giafar demanda : " Et pour quel motif un si long voyage? " Om répondit : " Par Allah ! c'est pour trouver à Bagdad un médecin savant qui me prescrive un collyre pour mon oeil ! " Il dit : " La chance et la guérison sont entre les mains d'Allah, ô cheikh ! Mais que me donneras-tu si, pour t'éviter les recherches et les dépenses, je te prescris ici, moi-même, un collyre capable de te guérir l'oeil en une nuit ? " Il répondit : " Allah seul est capable de te rémunérer selon tes mérites ! " Alors Giafar se tourna vers le khalifat et vers Abou-Nowas et leur cligna de l'oeil ; puis il dit au cheikh : " Puisqu'il en est ainsi, mon bon oncle, retiens bien la prescription que je vais te faire, car elle est fort simple.
Voici : prends trois onces de souffle de vent, trois onces de rayons de soleil, trois onces de rayons de lune et trois onces de lumière de lanterne ; mêle soigneusement le tout dans un mortier sans fond et laisse-le pendant trois mois exposé au grand air. Alors il te faudra piler le mélange pendant trois mois et le verser dans une écuelle percée que tu exposeras au vent et au soleil pendant encore trois mois. Cela fait, le collyre se trouvera à point, et tu n'auras plus qu'à t'en saupoudrer l'oeil trois cents fois la première nuit, en employant trois grosses pincées chaque fois, et tu dormiras. Le lendemain tu te réveilleras guéri, si Allah veut ! "
En entendant ces paroles, le cheikh, en signe de gratitude et de respect, s'inclina à plat ventre sur son âne devant Giafar, et tout d'un coup lâcha un détestable pet suivi de deux longues vesses, et dit à Giafar : " Hâte-toi, ô médecin, de les recueillir avant qu'ils ne s'éparpillent. C'est pour le moment la seule réponse de ma gratitude à ton remède venteux ; mais crois bien qu'à peine de retour dans mon pays, si Allah veut, je t'enverrai en cadeau une esclave au derrière aussi ridé qu'une figue sèche, qui te donnera tant de plaisir que tu en expireras ton âme ; et alors ton esclave aura tant de douleur et d'émotion que, pleurant sur toi, elle ne pourra se retenir ainsi de pisser sur ton visage si froid et d'arroser ta barbe sèche !"
Et le cheikh caressa tranquillement son âne et continua sa route, tandis que le khalifat, à la limite du trémoussement, se laissait tomber sur son derrière et étouffait de rire en voyant la mine de son vizir, cloué dans une surprise embarrassée et sans repartie, et Abou-Nowas qui, paterne, lui ébauchait des gestes de félicitation.